Par Philippe Habib
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Mais c’est aussi ici que trouve la limite d’un modèle implicitement évolutionniste, en particulier lorsqu’il sert une critique sociale portant sur la médicalisation croissante des problèmes sociaux. Critique que tend à renforcer un nombre considérable d’études de cas qui, mises bout à bout, donnent une vision fragmentaire et unidirectionnelle de ce phénomène et l’illusion d’une marche forcée vers une emprise croissante de la santé tant sur le plan normatif que sur les modalités de gestion des problèmes sociaux.
L’analyse sociologique a d’ailleurs souvent inspiré une critique portée depuis les années 1970 à l’encontre de la médecine (et de la psychiatrie). Le risque est alors de focaliser le travail d’analyse sur la seule propension de ces professionnels à imposer leur catégorisation du monde social. Or comme l’a montré d’emblée Joseph Gusfield dans son étude consacrée au mouvement de tempérance nord-américain[1] la médicalisation d’un problème public ne procède pas seulement de l’activité des seuls médecins partant de leur légitimité à énoncer ces problèmes en termes médicaux. D’autres individus, d’autres groupes sociaux, d’autres experts participent à cette entreprise de problématisation des problèmes sociaux en termes médicaux. C’est également ce que démontre Patrice Pinel dans son histoire sociale du cancer[2].
La médicalisation d’un problème public peut, en outre, s’expliquer par le désengagement d’autres acteurs sectoriels dans la prise en charge d’un problème public, comme cela a été étudié pour la police de Los Angeles pour le cas de l’usage médical de la marijuana[3]. Il existe en outre des dynamiques de démédicalisation que la thématique de la médicalisation tend à occulter. Ce fut notamment le cas de la question du crime et en particulier celle de la récidive qui trouvèrent, avec les thèses du criminologue italien Cesare Lumbroso dans le dernier quart du dix-neuvième siècle, des explications biomédicales. Les thèses sur l’hérédité des comportements criminels, sur les criminels congénitaux, reprises par les pénalistes français pour justifier de l’application de la peine capitale, ont depuis longtemps disparu en France, même si elles subsistent ailleurs, comme aux USA[4]. Il en va de même pour l’homosexualité qui a été retirée de la liste des maladies mentales en France en 1981 et par l’Organisation mondiale de la santé (OMS) en 1990.
C’est pourquoi, lorsque l’on évoque cette question de la médicalisation, il convient d’être prudent avec toute tentation évolutionniste ou a-historique qui reviendrait à négliger les liens anciens qu’entretiennent la médecine et l’État ; ou pour le dire autrement : l’ancienneté des prétentions médicales à prendre en charge toute une série de phénomènes sociaux. D’autant que certains signes (surtout dans une conjoncture de restriction des finances publiques et, donc, des dépenses de santé) indiquent aussi peut-être que nous risquons d’entrer dans une phase de démédicalisation. C’est ce qu’observe, par exemple, Loïc Wacquant lorsqu’il rappelle qu’avec la remise en cause du Welfare State, dans les États de New York ou encore au Texas, par exemple, le premier lieu où sont aujourd’hui internés les personnes souffrant de problèmes psychiatriques, ce sont les prisons[5]. C’est encore ce que décèle Didier Fassin à propos d’un double phénomène de « dépsychiatrisation » et de « dépsychologisation » dans la gestion des publics en difficulté qui va à rebours avec la critique de psychologisation croissante dans la gestion des problèmes sociaux. La dépsychiatrisation témoigne des gênes, incommodités, et désertion des professionnels de la santé mentale (à commencer par les psychiatres) face aux personnes socialement démunies. Quant à la dépsychologisation, elle apparaît au travers d’une étude des lieux d’écoutes où de plus en plus de psychologues sont employés pour y exécuter les tâches ordinaires de travailleurs sociaux[6].
[1] Gusfield (Joseph), Symbolic Crusade: Status Politics and the American Temperance Movement. Urbana: University of Illinois Press, 1963.
[2] Pinel (Patrice), Naissance d’un fléau : Histoire de la lutte contre le cancer en France (1890-1940), Paris, Métailié, 1992.
[3] Heddleston (Thomas Reed)
[4] Mucchielli (Laurent), « Criminologie, hygiénisme et eugénisme en France (1870-1914) : débats médicaux sur l’élimination des criminels réputés « incorrigibles » », Revue d’histoire des sciences humaines, 2000, 3, p. 57-89
[5] Wacquant (Loïc), « La « réforme » de l’aide sociale comme instrument de discipline », revue Agone, 31-32 | 2004
[6] Fassin (Didier), Des maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute, Paris, La Découverte, 2004.
@Lire également :
1/ La santé et l’exercice d’un biopouvoir
2/ Ordre moral et ordre médical